Congrès AISLF 2016 – jour #4
Avant-dernier jour du congrès de l’AISLF.
La conférence plénière du jour est consacrée au thème « décloisonner la sociologie ». Avec deux interventions successives.
La première est celle de Michel Grossetti (Université Toulouse Jean Jaurès – LISST) qui interpelle sur les difficultés rencontrées par la discipline sociologique (relative régression de son impact, morcellement) et sur la nécessité qu’elle aurait à s’ouvrir plus à d’autres spécialités de sciences sociales. Michel Grossetti défend une conception dans laquelle la sociologie est une composante du vaste espace des sciences sociales. Cet espace présente une cohérence due à la spécificité de ses objets d’études, des humains qui font circuler des artefacts et des significations, peuvent comprendre et discuter ce qu’écrivent les chercheurs, et ne peuvent en aucune manière faire l’objet de lois prédictives similaires à celles de la physique. Au sein de cet espace, les sociologues produisent bien sûr des analyses empiriques, le plus souvent sur les mondes contemporains, mais ils sont aussi une source importante de propositions théoriques qui peuvent être discutées avec les chercheurs des autres disciplines. Parmi ces propositions peuvent figurer en particulier des notions pour décrire les mondes sociaux. Il propose à ce titre une catégorisation des formes sociales « élémentaires » : personnes, ressources, relations, réseaux, collectifs, associée à deux échelles : masse / durée.
Il nous invite également à utiliser cette catégorisation pour décrire l’environnement social de… Gaston Lagaffe 😉
Puis Laurence Kaufmann (Université de Lausanne) s’interroge, à la suite de Simmel, « comment la société est-elle possible ? ». Reposer cette question, trop souvent oubliée par les sciences sociales, nous explique-t-elle, c’est se réinterroger sur les capacités cognitives et les processus sociaux qui permettent à la société de prendre forme.
À l’heure des cloisonnements disciplinaires et de l’hyper-spécialisation que déclenche la division croissante du travail scientifique, une « sociologie intégrative » lui paraît particulièrement souhaitable. Selon L. Kaufmann, cette sociologie permettrait de combiner des mécanismes « intuitifs de bas-niveau » aussi bien que des capacités réflexives plus sophistiquées qui permettent aux êtres humains de « faire société ». Une telle entreprise « intégrative », étendrait la sociologie à de nouveaux territoires : au dévoilement des interdépendances systémiques et des structures opaques dans lesquelles les agents ordinaires sont immergés, elle rajouterait le dévoilement des processus cognitifs et émotionnels que tout un chacun met en œuvre.
Cette présentation a donné lieu à de nombreux échanges avec la salle, complétés par un détour par des résultats issus des « neurosciences » – parfois polémiques – évoqués par L. Kaufmann en illustration. Avec quelques précautions d’usage, et l’évocation de démonstrations récentes, Michel Grossetti met en effet en garde : « je pense qu’il faut se méfier des sciences cognitives et souvent de la faiblesse de leurs résultats ! ».
Le reste de notre journée est ensuite consacré à assister à des présentations et débats dans les comités de recherche.
En sociologie, la coopération est un objet central d’intérêt, à la base des questionnements des sociologues pour comprendre les sociétés et parfois agir sur celles qu’ils/elles étudient ou dans lesquelles ils/elles interviennent. Mais dans un environnement mondial traversé de crises et en mutations majeures l’intelligence des sociétés autour de la coopération, leur appréhension commune de ce concept, sont-ils à la hauteur des enjeux ? Le monde du travail a-t-il de quoi faire particulièrement sens sur ce sujet pour la société ?
C’est cette problématique que May (Balabane-Parent du Châtelet) et Martine (Le Guennec) ont posée en introduction de leur communication cet après-midi dans le cadre du CR22 « Entreprise et société ».
Elle émane de deux cas d’intervention de chacune dans son contexte d’activité : respectivement, recherche publique et banque centrale. Les effets sociaux qu’elles en dérivent est que dans les deux cas se dévoilent des antagonismes qui mettent à mal la régulation : au grain micro dans le cas de la recherche, et macro dans celui de la banque. De ces deux mondes du travail, de ces deux échelles, leur conclusion est qu’il y a quelque chose à transposer au grain de sociétés, nombreuses, la française entre autres, où perdure une culture d’une figure qui détient la légitimité, où la légitimité est une, avec la fatalité du conflit dans un contexte qui ne sait pas trop faire avec plusieurs légitimités.
Cette compréhension leur semble pouvoir contribuer à agir dans des sociétés contemporaines que le mouvement place avec un enjeu crucial d’innover en cela qu’elle révèle deux types de freins à l’innovation : tensions de l’individualisme roi, alors que la coopération, brique essentielle de l’innovation, conduit chacun à ajuster sa liberté, son autonomie, à celle de l’autre ; et tensions de l’injonction d’innover qui vient, d’en haut, des sphères stratégiques, heurter et des fonctionnements hiérarchiques traditionnels et des modes d’interaction horizontaux, en réseau, que requiert la coopération… et l’innovation.
Ce même Comité de Recherche a été l’occasion d’écouter Laurence Servel qui nous a présenté une réflexion sur un renouvellement nécessaire de la sociologie de l’entreprise pour intégrer de nouvelles dimensions, caractéristiques des entreprises contemporaines. Laurence introduit en particulier la nécessité de rendre cette nouvelle sociologie de l’entreprise « combinatoire » avec les autres grandes questions sociologiques, comme l’articulation des temps sociaux par exemple, ce qui entre totalement en résonance avec les apports et réflexions des jours précédents.
Puis Vincent Brulois (Université Paris 13, LabSic ) présente les résultats d’une enquête collective menée par l’AFCI et l’APSE autour de la question de la parole au/sur le travail, par l’intermédiaire d’un groupe de travail commun associant praticiens et universitaires. En effet, les entreprises tentent depuis peu de développer des « espaces de discussion sur le travail », s’inscrivant dans les recommandations de l’accord interprofessionnel (ANI) de juin 2013 sur la qualité de vie au travail. Dans ce contexte, il est paru intéressant à ce groupe de travail inter-associatif de prendre en compte la situation de deux acteurs (entre autres) concernés par cette dimension communicationnelle du travail : le manager de proximité et le communicant. Un paradoxe nous apparait en particulier : les communicants sont partout en entreprise… mais pas dans ces démarches… Et une question centrale émerge (le temps, toujours le temps…) : comment inscrire ces espaces dans la durée et surtout transformer l’essai pour que cela amène de vraies transformations du travail, au risque sinon de reproduire l’échec des espaces de type « lois Auroux » (en 1982) ? (même si la différence majeure réside dans le fait qu’ici il s’agit de discuter du travail et des conditions de réalisation de celui-ci, pas de la production ou de la qualité)
Florence Osty (qu’on ne présente plus, si ? 😉 ) et Mokhtar Kaddouri (professeur en sciences de l’éducation, université de Lille 1) s’interrogent sur ce que les praticiens font à la sociologie. Avec un questionnement double : tout d’abord, questionner les usages que les praticiens font de la sociologie dans leur pratiques professionnelles. Comment ils l’ont ou pas mobilisé, pour faire face à quelle demande sociale et pour résoudre quels types de problèmes ? ; ensuite, comment ils ont, en retour, impacté la pratique sociologique. Ce double questionnement est mené en grande partie grâce à l’analyse de contenu d’écrits et des résultats d’une interview de groupe réunissant des sociologues praticiens impliqués dans la rédaction d’un ouvrage collectif basé sur l’analyse de leur propre trajectoire.
Gilles Crague (Ecole des Ponts-Paristech, CIRED) quant à lui présente une analyse à partir de l’ enquête nationale REPONSE. Le directeur local (d’un site, d’une usine…) est-il le décideur ? Dans un certain nombre de situations françaises récentes, les représentants des salariés ont constaté que tel n’était pas le cas, entrainant des réactions parfois spectaculaires comme des séquestrations de managers locaux. Se posait alors à eux une question pratique : celle de l’identification du décideur économique. Ces situations symptomatiques des relations professionnelles contemporaines suggèrent un questionnement plus large : quelle est la capacité de décision des directions de site d’entreprises et des managers intermédiaires ? Que font donc les managers à ces niveaux de « responsabilité », alors que leurs fonctions sont de plus en plus distribuées entre d’autres acteurs ?
Matthieu de Nanteuil (Université de Louvain, CriDIS-IACCHOS) se demande si la sociologie critique n’est pas passée à côté de la sociologie du travail. Si la sociologie du travail a en effet produit un nombre considérable de recherches sur le monde du travail et si l’analyse critique des rapports sociaux de travail est désormais un acquis majeur de cette discipline, la façon dont la théorie critique en sciences sociales a sous-estimé cette question continue d’étonner. Pour Matthieu, un dialogue fécond entre sociologie du travail et théorie critique devrait permettre de préciser les attentes de justice qui caractérisent le travail aujourd’hui, mais aussi les cadres organisationnels qui construisent ces attentes et contribuent à les légitimer.
Christine Audoux (CNAM/LISE) présente une réflexion sur l’intervention sociologique en entreprise. Est-elle un mode de production de connaissances entre science et société ? L’angle proposé est de resituer ce mode de recherche dans la pluralité des rapports de production entre science et société. La recherche intervention est revisitée à l’aune des notions de « science en société » et de « démocratie technique ». Cette approche permet de dégager la constitution de modalités hybrides qui produisent une combinaison singulière entre production de connaissances à distance des acteurs de l’organisation et co-construction de sens et de capacités avec ces acteurs.
Valentin Berthou (doctorant à l’UTT) nous présente une recherche sur les « living labs en santé et autonomie » (LLSA). Ces entités sont des dispositifs hybrides qui se revendiquent de l’innovation ouverte et s’appuient sur un écosystème d’acteurs afin de répondre à des problématiques rencontrées par les personnes âgées ou en perte d’autonomie. Leur but est d’accélérer le processus d’innovation et de sécuriser le développement d’un produit avant sa mise sur le marché en passant par la participation active des usagers. Dans quelle mesure ces entités sont des laboratoires représentatifs des mouvances liées à la révolution numérique et aux sociétés réticulaires (entreprise en réseau) ? Valentin s’intéresse en particulier aux dimensions temporelles et un paradoxe apparent : faire intervenir les usagers n’est-il pas une démarche chronophage dans un dispositif censé accélérer l’innovation ? Les « chocs temporels » sont en effet bien présents, et les coordinateurs doivent d’ailleurs « freiner » les processus. Où est donc réellement l’innovation ? Dans le produit ? Dans l’organisation ?
Yanita Andonova (Paris 13, LabSic), enfin, nous présente ses intéressants résultats de recherche concernant l’impact des technologies sur le travail, en particulier l’impact sur la créativité et l’innovation dans des contraintes temporelles de plus en plus fortes (le temps et l’urgence encore, on y revient !!). Sa contribution propose de mettre en perspective les rapports entre temporalités du travail et créativité. Il s’agit de porter un regard attentif aux thématiques de l’innovation et de la créativité, tant recherchées par les entreprises. Dans un contexte de primat des relations marchandes, du « management désincarné », de « corporate gouvernance » et d’impératifs temporels, la référence créative est mobilisée pour « ré-enchanter » le monde du travail. A travers le management de l’innovation, les plates-formes collaboratives et autres, l’entreprise cherche à améliorer les capacités créatives de ses salariés. Elle mobilise des coachs, met en place le théâtre d’entreprise, instaure des pratiques ludiques et tente coûte que coûte d’organiser l’activité inventive, afin de maitriser le potentiel créatif humain. Le terrain d’analyse est une organisation par projet dont les spécificités sont : esprit start-up, fonctionnement collaboratif, méthodes agiles, réactivité, autonomie… tout un programme !! Une présentation qui a débouché sur de nombreuses questions !
A l’issue de la journée, le CR 22 s’est délocalisé dans le jardin pour une séance de réflexion sur les suites à donner à nos échanges. Un constat partagé : la richesse des différents apports, la complémentarité des points de vue, l’importance à la fois de la théorisation et de l’expérimentation de terrain, et l’envie de continuer à élaborer ensemble. Mais comment ? On s’est dit RDV dans 4 ans… mais non, bien avant !! Peut-être dans des activités en lien avec l’APSE ? A travers des publications communes ? Un séminaire ? Nous allons y réfléchir ! A suivre donc très bientôt… Mais tous remercient Florence (Osty) pour l’organisation de ce Comité de Recherche très dynamique et bienveillant.
Voilà, une journée à nouveau très riche et stimulante se termine… la fatigue se fait vraiment sentir, mais demain déjà, la dernière journée ici à Montréal…
A demain !