Évènements critiques – territoires, risques et incidents (appel à articles)

Numéro thématique de Sociologies pratiques n° 52 coordonné par Olivier Guillaume (Université Versailles Saint Quentin-en-Yvelines – Paris-Saclay, Laboratoire PRINTEMPS & EDF R&D) ) et François Sarfati (Université d’Évry – Paris-Saclay, Centre Pierre Naville – EA 2543 – & Centre d’études de l’emploi et du travail)

Dans tous les secteurs économiques, depuis les mondes agricoles, jusque dans les services, en passant par l’univers industriel, la survenue « d’événements critiques » est susceptible d’engendrer des incidents et des accidents qui peuvent paralyser voire endommager les organisations et les territoires. S’ils se concrétisent assez peu souvent, ces événements peuvent avoir des conséquences économiques et sociales délétères pour les travailleurs, pour l’environnement, la vie et la santé des riverains et celles des citoyens. Qu’il s’agisse d’accidents industriels, comme l’incendie de l’usine de Lubrizol à Rouen en 2019, de pollutions environnementales et agricoles comme les usages incontrôlés ou interdits de pesticides, ou de l’arrivée d’un nouveau type d’activité en ville comme l’installation d’un centre pour les usagers de drogues dans le dixième arrondissement de Paris en 2008. La sphère des risques et des incidents perturbant les organisations et les territoires est large et diffuse (Peretti-Wattel, 2001).

Si une « bonne » gestion des risques empêche les « événements critiques » d’advenir, le pari intellectuel de ce numéro spécial de Sociologies pratiques est de réunir des travaux qui les analysent en regardant à la fois la manière dont ils sont pris en compte et en charge par les organisations, les mobilisations politiques dont ils sont l’objet, les contestations qu’ils rencontrent et plus largement la manière dont s’en saisissent les pouvoirs publics et les citoyen·nes.

Ces « événements critiques » sont de nature différente. Quoi de commun en effet entre le piratage massif de données d’un centre hospitalier (à Corbeil Essonne en 2022), l’incendie d’une usine de retraitement des eaux usées (à Achères en 2019) ou l’arrivée d’un centre d’hébergement d’urgences pour demandeurs d’asile (dans le seizième arrondissement de Paris en 2024) ou l’installation en milieu rural d’un centre d’accueil et d’orientation pour exilés ? Ils suscitent une déstabilisation, plus ou moins forte et plus ou moins durable, ils instillent la peur de manière plus ou moins fondée, ils désorganisent la production et mettent à mal la confiance que les citoyen.nes placent dans la possibilité de vivre dans un monde serein, sain et sous contrôle. La récurrence de ces évènements, ainsi que les retentissements et mobilisations variées autour d’eux, interrogent sur le déploiement et les limites des politiques publiques et des organisations pour contenir leurs risques, tout comme elle interroge les possibilités d’action, des autorités de contrôle, ou encore les mobilisations des élus locaux et des riverains de ces établissements.

Ce numéro spécial sera centré autour de ces « événements critiques », en cherchant à aller au-delà du terme de « risque industriel » et de la limitation au secteur secondaire qu’il semble produire, pour s’étendre à tous les secteurs d’activité dès lors que ces risques – plus ou moins anticipables – peuvent affecter l’organisation, les travailleurs et leur territoire proche. Ces risques peuvent produire des nuisances, conduire à des accidents (Perrow, 1984) voire à des catastrophes avérées (Giry, 2023), mais ils peuvent également n’être que potentiels, probables et dans tous les cas incertains.

Dans cette perspective, le dossier se propose d’explorer les dynamiques sociales, organisationnelles et politiques autour de la survenue de – aussi bien que du contrôle – de ces « événements critiques ». Il cherche à comprendre comment ils sont construits, gérés et légitimés (. Pour traiter ces enjeux, la problématique nécessite d’articuler une lecture interne aux établissements productifs, avec leurs structures d’organisations (Schulman, 2020), leurs politiques managériales et professionnelles de la sécurité (Rollenhagen et.al, 2013), et une lecture externe comprenant les politiques publiques de prévention des risques (Boudra et al., 2023)O ainsi que les mobilisations-démobilisations des élus locaux et des citoyens visant à supprimer ou à minimiser ces risques ou encore la mise en œuvre de dispositifs

de collaboration entre pouvoirs publics et collectifs citoyens (Gourdeau, 2019). Cette réflexion distinguera ainsi plusieurs axes, alliant des perspectives socio-politiques (gouvernance, politiques publiques, participation et mobilisation citoyenne) à des thématiques de nature plus organisationnelles et professionnelles.

Un premier axe propose un regard externe aux organisations. Il vise à détailler empiriquement les rapports de force et négociations des autorités locales, des élus et des collectifs de citoyens qui cherchent à entrer ou non dans la compréhension et le contrôle des risques. Lors de la survenue de ces « événements critiques » comment les citoyens et les pouvoirs publics réagissent-ils (Hindmarsh et Priestley, 2015) ? Comment « construisent »-ils et portent-ils le problème de ces « événements critiques » et risques sur le devant de la scène (Borraz, 2008) ? Réussissent-ils ou non, après leur mobilisation, à infléchir les politiques internes des organisations pour modifier leurs modalités de gestion (Mahul, Rainelli et Vermersch, 2001) ? Est-il possible de penser une coopération-concertation entre pouvoirs politiques et citoyens dans la cogestion des risques (Suraud, 2019) ? Et comment expliquer que certains accidents ou incidents ne produisent des mobilisations que locales voire confinées ? Dans quelle mesure les territoires, avec leur histoire, leurs acteurs, leur géographie (mais aussi leur marché local de l’emploi) ont-ils des incidences sur la participation citoyenne (Jouzel, Prete, 2021) comme sur les capacités de négociation avec les établissements ? A quelles conditions, les riverains finissent-ils par accepter l’installation de structures qui pourtant suscitent localement de l’aversion (Tassin, 2014) ? Des contributions pourraient décrire les actions, les intentions, les marges de manœuvre de ces différents acteurs et montrer les résultats de leurs mobilisations en termes de mise à l’agenda politique, de démarche participative ou toute autre forme de prise en compte de leurs préoccupations.

Un deuxième axe a pour objectif de décrire les actions et enjeux des forces publiques et des politiques visant à encadrer les risques et éviter les « événements critiques ». Quels rôles jouent par exemple les préfets et les inspecteurs des sites industriels dans l’élaboration, la négociation et la mise en œuvre des plans de prévention ou d’urgence ? Constate-t-on des différences de positionnements selon les territoires ou les filières économiques ? Le profil et le parcours des inspecteurs ou des chargés de mission des préfectures jouent-ils un rôle dans le succès ou les limites de ces politiques ? Et quelles sont leurs activités concrètes ? Comment interviennent-ils ? Comment négocient-ils avec les responsables des établissements de production ? Y a-t-il des dénis de risques ? Quels rôles jouent-ils concrètement dans la prévention et l’information des riverains et publics ? Comment consultent-ils les riverains et quelles suites donnent-ils à ces consultations ? Quelles fonctions remplissent-ils également en cas d’accidents ? (Lascoumes et.al, 2014).

Un troisième axe interne aux organisations concernées cherche à détailler et analyser le déploiement et les limites des formes organisationnelles, en se penchant sur les politiques de la sécurité de production par exemple (Dwyer, 1992). Les contributions pourront détailler le travail que les professionnels de la prévention mettent en œuvre pour renforcer la sécurité et la maîtrise des risques (Guennoc et al., 2019) et empêcher que des évènements critiques ne surviennent. Sont bienvenues les études des activités quotidiennes des préventeurs et professionnels de la gestion des risques, leurs objectifs, contraintes, ressources, succès et échecs…ainsi que les relations qu’ils nouent (ou leurs rivalités) avec d’autres professionnels, travaillant sur des sujets proches au sein de l’organisation comme la maintenance (Besse, Kubiak, 2021) ou la qualité par exemple (Reiman et Oedewald, 2006). Les contributions pourront se demander si les activités des professionnels de la prévention entrent en tension avec d’autres rationalités des organisations (Lapoire-Chasset, 2017) : est-ce que les professionnels de la sécurité sont affaiblis par les mutations économiques, juridiques ou les recherches de rentabilité financière ? Sont-ils soutenus par certaines structures étatiques ou par les syndicats de salariés ? Au sein même de ces collectifs de professionnels de la sécurité, coexisteraient différents segments, ou sous-cultures entre ceux privilégiant les risques industriels et environnementaux et ceux s’axant sur les risques relatifs à la santé-sécurité des travailleurs (Payam et Helen, 2017).

Les contributions pourront ainsi mettre en évidence les résultats de ces tensions et les facteurs les soutenant. Les contributions pourront par ailleurs adopter une approche longitudinale pour étudier ces sujets, depuis l’intérieur des organisations impactées. Constate-t-on des « tournants », de nouvelles normes, des réglementations ou l’arrivée d’un nouveau dirigeant pour expliquer des développements ou des replis ? Il pourra également s’agir de montrer la place des citoyens en étudiant comment la prise en compte des réticences des riverains constitue un défi pour les professionnels (Dos Santos, 2016) et plus largement en quoi elle fait émerger des besoins de concertation, de participation citoyenne et, partant, de professionnels en charge d’organiser ces discussions.

Ces différents axes ont pour objectif d’appréhender les logiques sociales et politiques, qui, au-delà du secteur d’activité, de leur niveau de risque, de leur caractère réel ou supposé permettent d’analyser ce qui peut être regroupé sous l’appellation générique utilisée dans le titre de cet appel comme des
« événements critiques ».

Bibliographie indicative

BECK U., 1992, Risk Society. Towards a New Modernity, Sage Publication, London. 272 p.

BESSE I., KUBIAK J., 2021, « ‘Moderniser’ Fret SNCF, au prix d’une perte des savoirs de métier et d’un risque pour la sécurité », in Champin H., Finez J., Largier A., La SNCF à l’épreuve du XXIe siècle.
Regards croisés sur le rail français
, Éditions du Croquant, pp.149-169.

BORRAZ O., 2008, Les politiques du risque, Paris, Presses de Sciences Po (Académique), 296 p.
BOUDRA L., LÉMONIE Y., GROSSTEPHAN V., NASCIMENTO A., 2023, « The cultural-historical development of

occupational accidents and diseases prevention in France: A scoping review », Safety Science, 159 (2), pp DOS SANTOS M., 2016, « L’ouverture d’une salle de consommation à moindre risque. Un défi pour les

professionnels de l’addictologie », Nouvelle revue de psychosociologie, n°21, pp. 63-74
DWYER T., 1992, « The industrial safety professionals: a comparative analysis from world war II until the

1980s », International Journal of Health Services, 22, 4, pp. 705-727. GIRY B., 2023, Sociologie des catastrophes, Paris, La Découverte. 128 p.

GOURDEAU C.,2018, Des communes d’accueil pour les personnes migrantes : Expériences de collaboration entre mairie et collectif citoyen en Normandie et en Bretagne, Paris, Urmis.

GUENNOC F., CHAUVIN C., LE COZE J.-C., 2019, « The activities of occupational health and safety specialists in a high-risk industry », Safety Science, 112, pp. 71-80.

HINDMARSH R., PRIESTLEY R., 2015, The Fukushima Effect: A New Geopolitical Terrain, New York, NY, Routledge. 312 p.

JOUZEL, J, & PRETE, G (2021). « Exploitants, salariés, riverains, même combat ? La dénonciation des effets des pesticides sur la santé, entre coalition et division ». Sociétés contemporaines, 2021/1 N°
121. pp. 89-110

LASCOUMES P., BONNAUD L., MARTINAIS E., 2014, Le développement durable : Une nouvelle affaire d’État, Paris, PUF, 200 p.

LAPOIRE-CHASSET M. (2017). Dire le droit pour faire face aux risques psychosociaux et construire la santé au travail. Droit et société, 2017/2 N° 96, pp. 257-272

MAHUL O., RAINELLI P., VERMERSCH D., 2001, « Agriculture intensive et gestion des externalités négatives : vers un nouveau compromis entre risques productifs et risques environnementaux », Post-Print.

PAYAM P., HELEN L., 2017, « Understanding the Dynamics of Construction Decision Making and the Impact on Work Health and Safety », Journal of Management in Engineering, 33, 5, pp.

PERETTI-WATEL P., 2001, La société du risque, Paris, La Découverte. 128 p.
PERROW C., 1984, Normal accidents: living with high-risk technologies, Princeton, New Jersey,

Princeton University Press. 464 p.

REIMAN T., OEDEWALD P., 2006, « Assessing the maintenance unit of a nuclear power plant – identifying the cultural conceptions concerning the maintenance work and the maintenance organization », Safety Science, 44, 9, pp. 821-850.

ROLLENHAGEN C., WESTERLUND J., NÄSWALL K., 2013, « Professional subcultures in nuclear power plants », Safety Science, 59, pp. 78-85.

SCHULMAN P.R., 2020, « Organizational structure and safety culture: Conceptual and practical challenges », Safety Science, 126, pp.

SURAUD M.-G., 2019, « La mise en œuvre d’un plan de prévention des risques technologiques : acceptabilité économique vs réduction des risques », Natures Sciences Sociétés, 27, 3, pp. 267-277.

TASSIN L. 2014, « Accueillir les indésirables. Les habitants de Lampedusa à l’épreuve de l’enfermement des étrangers », Genèses, n°96, pp.110-131.

Procédure de soumission d’article

Adresser une intention d’article de 5000 signes maximum (espaces compris) avant le 5 février 2025 par voie électronique à l’adresse suivante : sp52@sociologies-pratiques.com

• Cette intention devra contenir une présentation du questionnement sociologique, du terrain, de la méthodologie et des résultats proposés.
• La revue retournera son avis aux auteurs à la fin du mois de février 2025. L’acceptation de l’intention d’article ne présume pas de l’acceptation de l’article final. Toute intention d’article, comme tout article, est soumis à l’avis du Comité de lecture de la revue, composé de la coordinatrice, des membres du Comité de rédaction et d’un·e relecteur·ice externe.

• Les articles (au format 30 000 signes, espaces compris) seront à retourner à la revue pour le 3 juin 2025 et donneront lieu à échanges avec le Comité de rédaction.

Contributions attendues

Sociologies pratiques s’adresse aux chercheurs académiques et universitaires tout autant qu’aux professionnels, intervenants, consultants qui mobilisent la sociologie pour leurs travaux. Les contributions attendues peuvent donc être de deux natures. D’une part, des analyses réflexives et sociologiques fondées sur des recherches empiriques récentes (analyses de témoignages, études de cas, débats critiques, etc.). D’autre part, des analyses de pratiques professionnelles (témoignages de pratiques et réflexion sur les conditions de l’action, les justifications de l’action et les conséquences sur l’action). Dans l’un comme dans l’autre cas, les articles doivent être analytiques et traiter de l’une des questions soulevées dans l’appel. Les articles qui croisent différents axes développés dans l’appel sont les bienvenus. Les contributions internationales sont encouragées y compris dans d’autres langues que le français.