Sciences, savoirs et sociétés (Ottawa, 8-12 juillet 2024)

L’APSE participait au XXIIème congrès de l’AISLF (Association Internationale des Sociologues de Langue Française), qui se tenait du 8 au 12 juillet 2024 à l’Université d’Ottawa.

Ce grand congrès international, qui réunissait environ 900 sociologues du monde francophone, était dédié cette année à la thématique « sciences, savoirs et sociétés ».

Ce congrès s’inscrit dans un contexte social où plusieurs savoirs scientifiques, dont la sociologie, sont fortement débattus sur la place publique face à d’autres types savoirs (profanes, expérientiels, algorithmiques, etc.) et/ou par la propagation de « fausses informations » (fake news) sur les réseaux sociaux. Cette remise en question de la connaissance scientifique n’est pas nouvelle au regard de l’histoire, mais elle prend peut-être une forme inédite qui soulève de nouveaux enjeux épistémologiques, sociaux, politiques et médiatiques.

Ce congrès s’est décliné en trois sous-thèmes principaux :

  • « Légitimité de la production des savoirs scientifiques »,
  • « Autres savoirs et connaissances scientifiques »
  • « Responsabilités sociales des sociologues et des scientifiques ».

L’AISLF est un lieu de rencontres scientifiques, où il est possible de dialoguer sur le fond tout en privilégiant la convivialité des débats et des formats, avec une alternance de plénières – groupes de travail – temps d’échanges informels et ludiques – ce qui résonne fortement avec le projet associatif de l’APSE, qui s’y retrouve pleinement.

L’APSE était présente et représentée dans différents CR (Comité de Recherches), et notamment le CR22 « entreprise et société » où beaucoup de présentations étaient en lien avec nos propres ateliers thématiques et réflexions.

La première journée du congrès a été l’occasion de trois conférences et débats en plénières :

sur les paradoxes des discours sur les sciences en démocratie, avec Gérald BRONNER et Linda CARDINAL ; il y a été question notamment des injonctions multiples et paradoxales de l’impact de la science et des recherches académiques dans la société, d’anglo-normativité de la publication scientifique, de la « concurrence » des modèles intellectuels et en particulier ceux qui ne sont pas issus de démarches scientifiques, de la circulation de fausses informations (et de notre méconnaissance des mécanismes associés, alors que des milliers de publications scientifiques ont été proposées), du risque de vivre dans une même société mais pas dans le même monde en particulier par les effets des réseaux sociaux numériques et des algorithmes, et le développement de la « pensée paresseuse », même chez les scientifiques ;

sur l’écologie des savoirs, avec Catherine DUSSAULT, Baptiste GODRIE et Pablo KREIMER ; il y a été question notamment de l’articulation entre la pluralité des savoirs, notamment le savoir « scientifique » et les autres savoirs (en particulier « autochtones »), du risque d’ « extractivisme scientifique » et de dépossession des savoirs (à qui profite réellement la production de connaissances scientifiques ? y a-t-il un retour vers les personnes concernées ?) ; comment les sociétés autochtones conçoivent-elles le savoir ? ; comment passer d’une connaissance théorique à une connaissance « pratique » (et inversement) ? comment co-construire le savoir, par quelles modalités ? comment « tisser » les savoirs entre eux ? Quand plusieurs interprétations du même problème sont en concurrence, comment choisir ? Quelle place du politique et quels liens entre science et politique ? La science doit-elle être « utile » ? … et une interrogation sur : qui lit vraiment les articles scientifiques à part leurs auteurs et les évaluateurs ?

sur les enjeux du numérique et de l’IA (Intelligence Artificielle) avec Lyse LANGLOIS et Olivier SERVAIS ; il y a été question de la vision du monde portée par les technologies numériques et l’IA en particulier ; doit-on faire confiance à ce qui nous est encore aujourd’hui en grande partie inconnu ? la difficulté de la présence et l’affirmation des sciences sociales sur le sujet, alors que l’humain et les dynamiques sociales y sont présentes de bout en bout ? Où sont donc les résistances, les détournements, les sabotages, les mésusages ? (de grandes résonances avec ce qui avait été abordé lors de notre café socio APSE sur l’Intelligence Artificielle entre mythes, utopies, risques et réalités au mois de juin dernier) Quelle place des rapports de pouvoir, des enjeux géopolitiques derrière l’IA ? L’importance de l’hybridation disciplinaire pour appréhender les risques, et la définition de nouvelles méthodes de recherche aussi sur l’IA et avec l’IA…

La deuxième journée était principalement consacrée aux travaux en atelier de recherche. Dans l’atelier 22 « entreprise et société », en compagnie de Anne GILLET, Florence COGNIE et Arthur Jobert, neuf présentations et discussions très intéressantes et complémentaires sur l’articulation entre savoirs locaux, savoirs professionnels et savoirs sur l’entreprise, à l’occasion des transformations multiples en et de l’entreprise, qui ouvrent plein de nouvelles réflexions tant théoriques que méthodologiques :

entreprise et société en Afrique, par Barnabé Jaurès KOUIN
Risques en rivière, responsabilités d’entreprises et évolutions des représentations managériales autour d’installations hydrauliques, par Olivier GUILLAUME
Définir la responsabilité d’une entreprise : perspectives à partir des salarié·es d’une entreprise étrangère au Sahel, par Constance PERRIN-JOLY
L’hydrogène entre espoir face au changement climatique et menace de nouveaux dommages pour le territoire : quels savoirs pour quels usages ? par Pierre FOURNIER
Le sociologue face au technolecte. Les défis de la recherche qualitative en milieu professionnel au Maroc, par Salma FEJJAJ
Un état de la littérature sociologique de l’objet « Entreprise » en Afrique, par François GUEBOU TADJUIDJE
Travailler dans le rayon vrac : l’ambivalente appropriation des activités verdissantes par les salariés, par Zoé AGATHOSTHÈNE
Dynamiques entrepreneuriales des étudiants : analyse des innovations socio-économiques dans les petites entreprises stables des étudiants Camerounais, par Valentin NGOUYAMSA
Le coworking et l’entreprise, ou comment la pratique du coworking se diffuse-t-elle dans le monde des entreprises ? par Gerhard Krauss

Dans le CR15 « Enjeux du monde du travail contemporain », quelques présentations proches des sujets de l’APSE :

Réorganiser le travail par des dispositifs participatifs : usages et détournement dans deux métiers d’une organisation à risques par Léna WERNO
Crise, réorganisation du travail et transformations du rapport au travail par Daniel MERCURE

Au programme de la troisième journée, « Hybridation des modalités de recherches, confrontation des savoirs, recherches participative et/ou ethnographique, intervention en entreprise », avec des présentations sources d’enrichissement et de prolongements possibles à l’APSE :

La puissance sociale de l’hybridation des méthodes pour l’accompagnement des entreprises face à une crise sévère, par Murielle Ory, Florence RUDOLF et Haïfa MAHMOUD
Quand la participation du public devient un objectif opérationnel. Retour sur une observation participante, par Arthur Jobert
Un dispositif pédagogique coproducteur de savoirs pour les étudiants, les enseignants et les dirigeants d’entreprise, par Florence COGNIE
Des recherches « participatives et partagées » au service de la coopération dans le secteur professionnel des musiques actuelles par Magali ROBERTO
La recherche en entreprise : coopération, traduction et développement des savoirs par Anne GILLET
Les dispositifs d’apprentissage collectif et organisationnel en prévention des risques en entreprise par Grégory Lévis
▶ et nous avons eu l’occasion de discuter des activités de l’APSE entre recherche, pratiques, entreprise et société depuis 25 ans, la première université APSE en 2023 et les nombreux ateliers de réflexion sur les transformations contemporaines de l’entreprise, avec un zoom sur l’atelier capitalisation & prospective et ses pistes multiples de déclinaison, les pratiques variées et hybrides de l’intervention, l’importance de croiser les regards, les disciplines, les méthodes pour mieux saisir les impacts réciproques entre entreprise et société, l’observatoire des thèses autour de la sociologie de/en/sur l’entreprise, les podcasts… la promotion de Sociologies Pratiques et de l’aide à l’écriture proposée par l’association pour rendre visibles les pratiques de terrain dans la littérature scientifique, la valorisation des travaux d’étudiants en Master…

Le quatrième jour était dédié à des sessions transversales entre différentes thématiques au Carrefour des Savoirs de l’Université d’Ottawa, ce qui permet des regards croisés. Il faut faire des choix… alors quelques choix sur place :
La recherche sous contrainte ? Retour d’expérience d’une thèse conduite sous CIFRE par Faustin Barbe qui nous a décrit la position délicate d’un doctorant en contrat CIFRE, pris dans des temporalités, enjeux et attentes multiples, entre attentes opérationnelles des acteurs de l’entreprise et nécessité de prendre le temps et le recul de l’élaboration et de la problématisation, et l’ambiguïté d’être ni totalement dans un monde, ni totalement dans l’autre, et un questionnement sur une forme d’intervention sociologique dans l’entreprise
Penser la sociologie intégrée en entreprise comme une forme de sociologie publique : un mode de gestion des temporalités par Arthur Jobert ; des réflexions passionnantes sur la position particulière du sociologue « intégré » dans l’entreprise qu’il étudie, les paradoxes associés
Les « revisites » : une méthode exigeante qui interroge l’enquêteur plus encore que ses terrains par Vincent SIMOULIN ; un détour intéressant sur le retour sur des terrains d’enquête, une présentation pleine d’humour et qui pose des questions de fond sur le rapport au terrain et « qui change qui »
Temporalités de recherche et constructions de savoirs par Anne GILLET et Diane-Gabrielle TREMBLAY ; réflexions stimulantes sur les temporalités multiples (et mouvantes) de la construction des savoirs et un travail réflexif sur la pratique de sociologue
Innovation et circulation du droit : que peut-on apprendre des moteurs de recherche juridiques ? par Héloïse ELOI-HAMMER ; sur les fantasmes et réalités de l’IA dans le domaine juridique et l’impact sur les métiers du droit (en plein dans ce que nous avons défriché lors du café socio APSE sur l’IA)
Les sciences participatives et prospectives comme réponse à l’incertitude
par Véronique VAN TILBEURGH ; à propos d’une démarche passionnante autour de la gestion de l’incertitude climatique et la construction d’un jeu sérieux pour créer du débat entre des parties prenantes aux représentations clivées, afin de construire du savoir commun au plus près de l’action
La préparation mentale en tant qu’innovation dans le sport de haut niveau français par Rafael LEMAIRE (où il a été question d’un certain Norbert Alter 😉) : une lecture intéressante de la hiérarchisation des risques, les représentations multiples d’une même pratique, la construction de la confiance, les rapports de pouvoir dans le sport de haut niveau… et les pratiques « cachées » / alternatives qui peuvent s’y développer… ou comment vouloir protéger de risques en génère d’autres…

Pour la dernière journée, une plénière conclusive qui a proposé un retour sur les débats de la semaine, les transformations de la production et de la diffusion scientifiques et la place des différents savoirs dans la société.

▶ avec Monica GATTINGER, directrice de l’Institut de recherche sur la science, la société et la politique publique à l’Université d’Ottawa, il a été question notamment de la démocratisation de la gestion des risques, afin de restaurer la confiance. Cela nécessite une approche multidisciplinaire et l’implication des publics concernés, en valorisant les différentes formes de connaissances, pour permettre l’acceptabilité, la légitimité et l’efficacité des politiques publiques face aux risques, en arrêtant de voir les différences de perception des risques entre les acteurs comme un problème, mais plutôt comme une invitation à se comprendre davantage. Il est également important de voir qu’une implication au mauvais moment, avec des dispositifs inajustés, et sur les mauvais sujets, peut provoquer l’exact inverse et produire ainsi des effets pervers (les exemples autour du dépistage des cancers ou la fluoration de l’eau potable étaient particulièrement intéressants) avec un sentiment de fausse concertation.
▶ avec Yves GINGRAS, directeur scientifique de l’Observatoire des sciences et des technologies à l’UQAM, il a été question de la validité des découvertes scientifiques au niveau local et global. Avec un discours parfois provocateur, il est revenu sur la définition de la science, et la nécessité de comprendre les discours sur la science, les mécanismes de construction des savoirs et connaissances. Il s’est interrogé sur l’idée d’une science qui « servirait » la société, des savoirs qui seraient « engagés ». Il ne faut pas confondre selon lui le rôle de scientifique et celui de citoyen. Pourquoi les scientifiques devraient-ils donc travailler sur quelque chose d’utile ? Qui dit que c’est utile ? Qu’est-ce qui permet de savoir ce qui est utile ? Qu’est-ce qui permet de savoir a priori quelle sera la trajectoire d’une découverte ou d’une connaissance ?
▶ avec Mamadou DIOUF, historien et directeur de l’Institut d’études africaines de l’Université de Columbia (USA), il a été question de la manière de penser des humanités qui ne seraient pas « gréco-latines ». Quel est le récit et l’imaginaire associé à la science, et est-ce que d’autres récits, non occidentaux, peuvent exister ? Quel effacement de la contribution des différentes cultures à la construction de la science occidentale ? Il faut accepter qu’il y a des manières locales de faire de la science, et qu’il n’y a pas de science qui n’emprunte pas à d’autres des savoirs, qu’il y a des traductions, des « indigénisations » des savoirs à tous les niveaux.

un grand merci à l’AISLF, association amie de l’APSE, pour ce joli congrès très stimulant, qui suggère des prolongements au sein de l’APSE dans les mois à venir ! Prochaines étapes et débats internationaux à Bergame puis à Paris.

Grégory Lévis, Président de l’APSE